24-25 juin 2019
Après les rencontres de 2016, 22 éditeurs de jeunesse français et 50 britanniques se sont retrouvés à l’Institut français de Londres. Des deux côtés, ils sont venus pour présenter les tendances du secteur et profiter des rendez-vous B to B, des échanges privilégiés et précieux dans un contexte d’incertitude lié au Brexit.
Si le sujet a été peu abordé pendant les rencontres, les possibles ou déjà réelles conséquences du Brexit inquiètent tout de même les éditeurs britanniques. Avec 60 % de son chiffre d’affaires réalisé à l’étranger (presse comprise ; 35 % en Europe, près de 12 % aux États-Unis, 8 % en Australie et 6 % en Irlande), l’édition anglaise est très sensible aux nouvelles règles qui affecteront de facto l’export et l’impression, les éditeurs britanniques imprimant majoritairement en Chine ou en Europe. "Je ne peux pas imaginer de ne plus aller rencontrer mes collègues étrangers à Bologne ou à Francfort en cas de Brexit, ce serait juste impossible", s’inquiète Jenna Brown, responsable des droits étrangers chez Tate Publishing. "Le vote pro-Brexit a été un choc pour nos partenaires européens mais nous espérons que les liens avec nos collègues seront assez solides par la suite. Je reste optimiste car notre métier repose tout de même sur des relations personnelles, entre des gens qui se connaissent bien", explique de son côté Tracy Phillips, directrice des droits chez Egmont.
L’âge d’or du livre jeunesse au Royaume-Uni
Lors de la première table ronde, Jouda Fahari-Edine (responsable des droits étrangers chez Quarto) a présenté les données-clés du marché du livre jeunesse britannique, chiffres également présentés dans l’étude qu’elle a réalisée pour le BIEF en juin sur l’édition jeunesse au Royaume-Uni. Depuis plus de quinze ans, le marché jeunesse est en pleine croissance (il a doublé depuis 2001, en nombre d’exemplaires et en part de marché), et, avec un CA de 384,9 millions de livres sterling en 2017, il représente le quatrième secteur le plus puissant de l’édition britannique. La fabrication des ouvrages est souvent complexe et les formats innovants, avec plus d’interactivité comme par exemple les livres-bains édités par Quarto. Si le segment du young adult est en déclin ces dernières années, le préscolaire est en plein essor : + 18 % depuis 2009.
La vitalité de l’édition jeunesse est également soutenue par la montée en puissance des romans pour les 8-12 ans (middle grade) et les documentaires abordant des sujets nouveaux, d’actualité, comme celui des revendications et de la représentativité des minorités. "Filles, garçons, queers, enfants d’immigrés ou handicapés, les auteurs et les lecteurs doivent pouvoir s’identifier aux histoires", explique Jouda Fahari-Edine.
Les cessions et les coéditions, grande force de l’édition anglophone
Autre point essentiel souligné par les éditeurs britanniques pendant la table ronde sur les échanges de droits entre la France et le Royaume-Uni : la dimension internationale qui les guide dans leurs choix éditoriaux. Tandis que les éditeurs de jeunesse français visent d’abord leur propre marché, leurs homologues britanniques se demandent "d’emblée si le livre va marcher au niveau international", explique Roger Thorp (directeur éditorial chez Thames & Hudson). "Everything for everybody", ajoute Jouda Fahari-Edine pour qui un livre n’est un succès que "lorsqu’il est vendu dans au moins sept langues". L’édition anglophone mise avant tout sur les coéditions et pour ce faire adapte ses contenus : en 2018, les cessions de droits représentaient 7,6 % du CA de l’édition britannique et une sur trois était une coédition. Cet "open market" est forcément très attractif pour les auteurs français, dont certains publient directement outre-Manche, ce que déplorent parfois les éditeurs français, dont Fabiana Angelini, responsable des droits étrangers chez Flammarion Jeunesse et Casterman et intervenante de cette deuxième table ronde. Roger Thorp précise à ce propos qu’il travaille en direct avec beaucoup d’auteurs étrangers, pas seulement les Français, et que de longue date c’est très prestigieux pour un auteur d’être publié au Royaume-Uni ou aux États-Unis.
Le français, première langue traduite au Royaume-Uni
Si les cessions de droits et les coéditions font la force de l’édition anglophone, le marché britannique offre peu de place aux traductions d’auteurs étrangers : on estime qu'elles représentent environ 5 % de la production, tous secteurs confondus, et sans doute un peu moins en jeunesse. Le français est la première langue de traduction, avec 332 titres cédés en 2018 (tous secteurs confondus), dont 17 titres en jeunesse et 35 coéditions. "Lorsque je suis allée à la London Book Fair pour la première fois, il y a dix-huit ans, j’entendais que les livres français étaient trop sophistiqués, trop européens, trop français. Maintenant j’entends que les contenus sont très intéressants, et j’arrive à vendre des livres plus sophistiqués", remarque Fabiana Angelini, "et cela même si la vente reste compliquée et longue".
Cela vaut également pour la diffusion des ouvrages et la promotion des auteurs français en Grande-Bretagne, sujet abordé lors d’une troisième table ronde, réunissant l’éditeur Sam Arthur (Nobrow), Claude Combet (Livres Hebdo) et le traducteur Daniel Hahn. Qu’il s’agisse des institutions culturelles, des associations, des libraires, ou même des agents, tous essaient de donner de la visibilité aux auteurs. Le travail de promotion proposé par Book Trust, association d’encouragement de la lecture pour enfants, ou par The Pop-up Bookshop qui invite des auteurs et vend des livres jeunesse lors des foires, festivals ou dans les écoles, est fortement apprécié mais, explique Sam Arthur "il est tout de même difficile d’attirer du monde à une lecture, notamment d’un auteur étranger. Avec les auteurs français c’est encore plus compliqué car souvent leurs pages Facebook sont uniquement en français, leurs followers non plus ne postent pas en anglais, il faut donc recréer leur profil pour un public anglophone."
Le statut des auteurs de plus en plus précaire
Comme la participation à une foire ou à un festival peut offrir un supplément de revenu intéressant, les auteurs et illustrateurs s’occupent de plus en plus souvent eux-mêmes de leur promotion, explique Daniel Hahn qui a profité de cette table ronde pour tirer la sonnette d’alarme sur la situation des auteurs au Royaume-Uni. Selon une étude de la Royal Society of Literature récemment publiée, deux tiers des auteurs professionnels ont gagné moins de 10 000 livres en 2018. "Un énorme problème dont il faut discuter de manière constructive avec les éditeurs", propose Daniel Hahn. "Nous devons être parfaitement transparents avec les auteurs et les illustrateurs. S’ils doivent travailler ailleurs pour arrondir leurs fins de mois, nous sommes prêts à leur accorder des délais supplémentaires", réagit Fay Evans, éditrice chez Tate Publishing, "mais les auteurs aussi doivent être conscients des risques que nous prenons." Un débat qui n’a pas fini d’exister en France et outre-Manche… La surproduction a également été pointée du doigt, et son équation : trop de livres implique moins de ventes par titre, et donc moins de rémunération pour les libraires et les auteurs.
Et Sam Arthur de conclure : "It’s a hard world !"