BIEF : Philippe Goffe, le débat sur la fermeture des libraires en France a ravivé la question de savoir si la librairie est un commerce essentiel et le livre un bien indispensable au même titre que les produits alimentaires. Quel est votre avis sur la question en tant qu’ancien libraire et directeur de la nouvelle plateforme de vente en ligne librel.be, l’équivalent belge du portail français parislibrairies.fr ?
Philippe Goffe : Difficile de trancher dans ce débat sur "la librairie commerce essentiel", différent d’ailleurs de celui sur "le livre produit essentiel". À titre personnel, ce que j’observe et qui est tout à fait remarquable, c’est ce que les libraires ont parfaitement réussi durant le premier confinement, tant en France qu'en Belgique : la construction d’un discours que certains ont appelé une "célébration" de la librairie, ou même que l’on peut voir comme une "auto-institution" légitimant sa fonction sociale. Et donc se présentant comme essentielle. Disons que c’est bien joué.
BIEF : Même au sein des libraires en France ce débat ne fait pas l’unanimité entre ceux qui veulent rester ouverts pour assurer leur activité et ceux qui préfèrent rester fermés pour protéger leur santé.
P.G. : Le livre est sans doute essentiel pour nous, les gens du livre, il n’est pas sûr qu’il le soit pour tout le monde. Par contre la place qu’il peut occuper, dans cette période sombre, je la verrais volontiers dans l’optique de ce soin mutuel que l’on se doit, où le livre apporte une réponse adéquate au besoin de chacun de garder sa raison. C’est l’optique du care. C’est Erri de Luca qui dit "Je rentre dans une librairie comme je rentre dans une pharmacie." Et à ce titre, les librairies, comme les bibliothèques, sont importantes. Mais n’oublions pas cependant l’angoisse de ceux qui savent que le risque est là, pour les libraires, les bibliothécaires, leurs équipes, et le public. Ni l’angoisse des soignants qui sont au front. Leur a-t-on demandé ce qu’ils pensent face à ce risque continu de diffusion du virus ?
BIEF : Quel est votre point de vue sur la question en tant que président de l’AILF ? Est-ce que ce débat en France a fait écho chez les libraires francophones ?
P.G. : Certainement au sein des librairies francophones dans les autres grandes villes européennes (et qui se trouvent dans les pays non-francophones), qui peuvent se positionner en miroir par rapport aux librairies françaises, dans des conditions différentes pourtant. Car à l’AILF, nous devons décentrer notre regard. Nous sommes également en Afrique, au Proche-Orient, aux Amériques, en Asie. Autant d’environnements où le livre n’a pas le même statut, ni les librairies le même soutien des pouvoirs publics (pour ne pas dire qu’il est souvent nul). Il faut souvent se débrouiller pour survivre, sans aide, sans protection. La question de "commerce essentiel" ne se pose pas. Sauf si c’est nous, ici, qui la posons.
BIEF : Contrairement aux librairies françaises, certaines librairies francophones restent ouvertes et peuvent ainsi assurer la vente de la production française. Qu’est-ce que cela change dans leurs relations avec les éditeurs français ?
P.G. : L’arrivée brusque de la pandémie et le premier confinement, ce fut pour tout le monde une vraie violence. Elle dure toujours, il n’y a pas eu de rebond de l’activité comme en France. Mais il y a des signes de notre côté. Il y a d’abord eu une première intervention du Centre national du livre (CNL), suivie ces jours-ci d’une deuxième enveloppe, portant à un million d’euros l’aide directe aux entreprises de librairies, où les libraires libanaises n’ont pas été oubliées. Quant aux relations avec les éditeurs et diffuseurs, oui, les choses ont peut-être évolué. Au-delà des mesures individuelles et concrètes prises (ou pas) par les uns et les autres pour aider leurs clients, il existe aujourd’hui un dialogue, que la Direction du livre à Paris a intelligemment initié. La crise aura au moins apporté cela : l’avenir de la librairie francophone fait l’objet des réflexions de l’interprofession. On reste prudents, mais l’AILF, qui demandait ce dialogue depuis longtemps, en espère beaucoup.
"La santé et/ou le travail ? On jongle tous avec notre propre conscience finalement !"
Isabelle Lemarchand dirige la librairie française La Page à Londres qui a rouvert mi-juin après le premier confinement. Depuis que l’Angleterre a décrété un nouveau lockdown début novembre, sa librairie n’est pas complètement fermée, grâce au click and collect et à la vente directe à la porte de la librairie.
BIEF : Quelle est la situation de votre librairie depuis le premier confinement et face au deuxième ?
Isabelle Lemarchand : Le redémarrage a été difficile mais heureusement la rentrée de septembre a été à la hauteur de nos attentes. Nous n’avons pas tellement anticipé le deuxième confinement, qui est bien plus dur à cause de Noël. L’équipe est réduite - je n’ai pas réembauché - et on doit donc travailler bien plus, mais nous sommes toujours livrés, les distributeurs n’ont pas fermé donc c’est moins dur. Nous travaillons en ligne et pratiquons le click and collect. Nous ne stoppons pas tout parce que nous sommes en face du Lycée français et les élèves ont besoin de nous ! Raison pour laquelle personne n’est en chômage partiel : nous avons beaucoup de travail, mais faisons moins de chiffre.
BIEF : Le click and collect est-il une bonne solution sur le moyen terme selon vous ?
I.L : C’est indispensable à court terme et cela peut tenir sur le moyen terme. En revanche cela demande pas mal de travail en interne : gestion du site, du stock. Évidemment les clients ne flânent plus et ne font plus d’achats impulsifs, mais cela reviendra lorsque les portes seront à nouveau grandes ouvertes. Le problème finalement c’est que les clients sont moins nombreux, qu’il n’y a plus de touristes, et que pas mal de gens vont sur Amazon.
BIEF : Le débat en France sur le caractère essentiel du livre et de la librairie a-t-il fait écho chez les libraires au Royaume-Uni ?
I.L : Pas tellement. Il y a une autre menace bien pire qui plane, c’est le Brexit, qui a plus de conséquences incertaines que le virus : dans deux mois, nous ne savons pas si nos livraisons passeront, si elles seront taxées, quel sera le taux de change sterling/euro, etc. sans parler du français qui est moins enseigné dans les écoles britanniques, des Français qui quittent le Royaume-Uni…
BIEF : Contrairement aux librairies françaises, certaines librairies francophones restent ouvertes et peuvent ainsi assurer la vente de la production française. Qu’est-ce que cela change dans leurs relations avec les éditeurs français ?
I.L : Pour être très honnête, on a vu tout de suite les éditeurs qui ont pris la cause des libraires à cœur : dans certains cas, nous nous sommes vraiment sentis accompagnés par les éditeurs qui ont changé leur façon de travailler et ont saisi cette occasion pour nous rappeler que nous étions un maillon essentiel dans leur paysage.
"En Hongrie le débat ne se pose pas vraiment dans les mêmes termes."
Confinement partiel depuis le 11 novembre pour Flora Dubosc et sa librairie française Latitudes à Budapest. Comme au printemps, les librairies restent ouvertes mais doivent fermer à 19 h en Hongrie.
BIEF : Comment se porte votre librairie, face à cette deuxième vague du Covid ?
Flora Dubosc : L’Institut français, dans les locaux duquel nous sommes locataires, n’accueille plus de public mais reste ouvert tout comme notre librairie qui accepte le public dans le respect des règles sanitaires. Notre activité est ralentie : aucune animation sauf le club de lecture que nous avons maintenu, une fréquentation de la librairie quelque peu réduite et pas vraiment compensée par les ventes en ligne et le click and collect que nous proposons depuis de nombreuses années. Notre chiffre d'affaires a baissé de 30 à 35% sur l’année et nous ne bénéficions toujours d’aucune aide de l’État. Nous devons également faire face à un allongement des délais de livraison et à une évolution du taux de change assez catastrophique liée au fait que nous ne sommes pas dans la zone euro.
BIEF : La question de savoir si la libraire est un commerce essentiel ou non, a suscité un vif débat en France. Qu’en pensez- vous ?
F.D. : En Hongrie, le débat ne se pose pas vraiment dans ces termes. Les pharmacies et magasins d’alimentation sont considérés comme une catégorie à part et restent ouverts après 19 h. Comme au printemps, les librairies peuvent rester ouvertes en réservant une tranche horaire à part pour les personnes de 65 ans et plus. Je pense que le débat ne devrait pas se situer sur le caractère nécessaire ou pas des produits vendus mais sur le risque de propagation du virus. À mon humble avis, il n’y a pas plus de risques à passer vingt minutes dans une librairie régulièrement aérée, où aucun client ou libraire ne touche aux livres sans s’être lavé ou désinfecté les mains et où tout le monde porte un masque en permanence, que dans un supermarché... Pourquoi donc faire la différence ?
Pays européens récemment reconfinés (partiellement ou totalement) où les librairies restent ouvertes :
Allemagne
Autriche
Belgique
Grèce
Suisse
Pays européens récemment reconfinés (partiellement ou totalement) où les librairies sont fermées (hors Click & Collect) :
France
Angleterre
Irlande
Pays de Galles